Qui a inventé le sourire ?

Publié le 01/12/2015

L'article de Jean-François Nadeau vous est offert ici:

Qui a inventé le sourire?

Madame Vigée Le Brun et sa fille, 1787
Photo: WikicommonsMadame Vigée Le Brun et sa fille, 1787
Il n’a pas toujours été de mise de blanchir ses dents pour mieux les montrer en toute occasion, comme le font aujourd’hui les Justin Trudeau, Tony Blair et autres Taylor Swift de ce monde.


Est-il possible que ce soit la jeune peintre Élisabeth Vigée Le Brun qui donne à voir le tout premier sourire ? En 1787, en tout cas, l’autoportrait où elle se représente avec sa fille, souriant délicatement, la bouche ouverte sur ses dents blanches, est vraiment très mal accueilli par la bonne société qui fréquente les salons du Louvre. Montrer ses dents et sa bouche, c’est montrer ses émotions. Cela ne se fait pas.

« Vous chercherez des toiles d’avant 1787 qui montrent un sourire semblable : vous n’en trouverez pas. » Pour l’historien britannique Colin Jones, professeur à l’Université Queen Mary de Londres, cette oeuvre constitue à la fois un tournant et un remarquable révélateur de la place que commence à prendre le sourire avant la Révolution française. De passage à Montréal, l’historien explique qu’à la fin de l’Ancien Régime se produit une révolution du sourire. 

Le sourire est aujourd’hui partout. Il est devenu une norme, d’où la popularité des formules blanchissantes et des publicités tout sourire. Pas de politique, de commerce, de rencontre et de rapports sociaux sans sourire. L’attitude adoptée par Vigée Le Brun est devenue en quelque sorte la norme absolue. 

Mais la signification sociale du sourire tel que nous le concevons est récente.« L’historien Jacques Le Goff avait déjà montré que quelque chose change à l’égard du sourire à compter du XIIIe siècle. » Le sourire a encore quelque chose d’ingénu, de condescendant. Ce n’est pas celui, très public, que nous affichons aujourd’hui. 

« Avant 1787, il n’y a dans l’histoire de l’art que trois types de représentation de bouches ouvertes. Premièrement, la bouche ouverte associée à la classe la plus laborieuse, les pauvres, les indigents. Deuxièmement, on trouve des bouches ouvertes pour représenter des esprits perdus, des gens qui touchent à la folie. Enfin, la bouche ouverte sert à représenter un état de passion incontrôlée, qui tient du Malin, qui relève en quelque sorte de l’attitude du chimpanzé. »

À l’occasion, on verra représentés des enfants, bouches ouvertes. « C’est dire qu’ils n’ont pas l’âge de raison. On verra aussi des gens ivres représentés la bouche ouverte. En somme, ils sont représentés dans les situations où la passion prévaut plus que la raison. Alors seulement, la bouche s’ouvre. » 

Que penser du divin sourire de Mona Lisa ? « Si Léonard de Vinci l’avait peinte montrant ses dents, on aurait dit qu’il s’agissait d’une prostituée. Au contraire, elle se montre calme, très en contrôle, ce qu’on attend alors des gens, des femmes. » 

La jeune fille à la perle de Vermeer, appelée parfois la Joconde du Nord, montre en revanche une femme à la bouche ouverte et aux dents apparentes. « Cela révèle sans doute qu’elle appartient à un rang inférieur. »

 

La posture royale

 

Louis XIV, dans son costume d’apparat, ne sourit pas. Comment le pourrait-il ? L’examen attentif de la figure du Roi-Soleil confirme ce que les historiens savent par ailleurs : il n’a plus de dents ! Les problèmes dentaires de Louis XIV sont documentés. Dents cariées, abcès à répétition. L’extraction de ses dents emporte une partie de sa mâchoire. On lui brûle l’intérieur de la bouche pour cautériser tout cela. Une hygiène dentaire médiocre combinée à la passion grandissante pour le sucre explique ses malheurs. « Les bouches du XVIIIe siècle sont les pires de l’histoire. Les dents apparaissent en mauvais état pour l’ensemble des classes sociales. » 

L’arracheur de dents apparaît soudain comme un personnage fondamental. Qui a envie de sourire sans ses dents ? En cette époque misérable pour les dents se développe une pratique qui ne vise pas seulement à les arracher, mais à les préserver. Voici l’heure des dentistes. L’histoire du sourire se conjugue étroitement avec le développement de cette profession, qui prend d’abord racine en France. 

Pierre Fauchard, le père de la chirurgie dentaire, invente le fraisage, les plombages et les bains de bouche, notamment avec de l’urine. Les fabriques de porcelaine sont mises à contribution pour produire les premiers dentiers. Une partie de l’Europe peut commencer à sourire. 

Le sourire tient aussi aux dents transplantées. On les arrache volontiers à des sujets sains pour les fixer à des gueules édentées. Le champ de bataille fournit son lot de dents. En 1815, à la bataille de Waterloo, on arrache aux morts des dents au bénéfice des vivants. 

Le mieux reste évidemment de maintenir la santé de sa bouche. L’empereur Napoléon Bonaparte lui-même possède sa brosse à dents, sertie de son initiale.

 

Sensibilité

 

Une analyse de la littérature montre que le mot « sourire » apparaît rarement jusqu’au XVIIIe siècle, de surcroît toujours dans un contexte dévalorisant. « Mais à compter de 1740, explique le professeur Jones, la fréquence de son utilisation augmente et le contexte change. Le sourire devient positif. » 

L’importance de Julie ou la Nouvelle Héloïse (1761), de J.-J. Rousseau, apparaît capitale dans le développement de cette nouvelle sensibilité. Ce livre très populaire ouvre le chemin du public aux larmes et au sourire. « Le sourire apparaît alors dans un sens qui manifeste l’individualité et une nouvelle sensibilité. » 

On peut bien sourire par défi devant la guillotine en 1789, mais le sourire heureux en société ne reviendra que plus tard. 

« L’apparition de la photographie ne ramène pas le sourire, même quand l’équipement le permet. » C’est dans l’insouciance des années 1920 qu’on voit le sourire revenir.« Hollywood a beaucoup fait pour populariser le sourire », explique Colin Jones à l’aide d’images de Jean Harlow et de Marilyn Monroe. Et Hollywood et ses sourires existent en bonne partie grâce au développement des dentistes en Amérique. « Depuis les années 1950, les étudiants sourient tous dans leurs portraits officiels. » 

Que penser aujourd’hui des « duck faces [moues séductrices] » popularisés par les égoportraits ou des mannequins à l’air austère ? « Peut-être le duck face marque-t-il le retour d’un temps où on ne souriait pas ? Le fait est que les têtes apparaissent difformes lorsqu’on sourit sur un selfie. Et le futur n’est pas forcément souriant. »

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